J’ai toujours eu la conscience aiguë de ne pas être la seule auteure de mes récits. Dans cette alchimie intime de la création, lorsqu’on respire cette brise si ténue qui nous apporte la graine de nos rêves liminaires, c’est la vie elle-même – la nôtre, celles autour de nous, celles des personnes qui nous ont précédées, des générations d’anciens qui ont rêvé, espéré et souffert – qui s’infiltre dans le creuset de notre âme.
« On est ce dont on se nourrit. » Je le savais déjà, mais je n’avais pas compris tout ce que cela impliquait.
Depuis mon enfance, j’ai écouté les autres vies. Les grandes trames des croyances, ces archétypes et ces motifs si profondément ancrés en nous tous qu’on les nomme « inconscient collectif ». Je vivais à la campagne, très seule des autres humains, mais pas de la vie – jamais de la vie. Croyez ou non au Petit Peuple, il y a dans la nature des fragments de conscience, comme des éclats de miroir dont on n’est jamais certain de saisir le tranchant ou le reflet de notre propre psyché. Mes premiers récits parlaient de ces vies et de la solitude de la mienne. Je crois que, quelque part, il en est toujours ainsi.

« Toutes les bonnes choses sont libres et sauvages. »
Mais je m’éloigne de mon propos. « On est ce dont on se nourrit », mon leitmotiv, la corrélation parfaite entre les mythologies, les légendes et le folklore (« savoir du peuple ») que je dévore et les récits que j’écris. S’il s’agit bien de mes doigts sur le clavier, nous sommes nombreux à les mouvoir. Les personnages eux-mêmes s’y mettent, dans cette pirouette si bizarre expérimentée par tant d’auteurs, quand ces petits bonhommes imaginaires prennent vie au point de décider de leurs réactions, au grand dam du scénario. On trouve aussi dans les pages de mes livres l’esprit même de la ville ou des lieux où se passent mes récits – car tout endroit possède son âme propre, qu’il soit nature ou béton. Il y a ces profondeurs infinies dans lesquelles je me plonge avec un émerveillement sans cesse renouvelé: la grande toile, la trame des êtres, qui compte plus de trois ou quatre dimensions. De même qu’un conte dépend des conditions historiques et géographiques de sa naissance, il renferme également une strate d’interprétations psychanalytiques, puis une (voire plusieurs) de symbolisme. Cette nourriture est si riche, si merveilleuse de complexité!
Sans aller si loin, combien d’auteurs ont été inspirés par une chanson? Cela m’est arrivé plus d’une fois, et ces dernières semaines encore, grâce à Le Long de l’eau de Cécile Corbel: une image et une émotion jaillissent, on s’en nourrit, on les digère (ou on les cultive, si vous souhaitez une plus belle image) et apparaît non seulement la trame du récit, mais aussi sa couleur. Et surtout, le plus important, ce qui fait la différence entre un assemblage de mots et l’organisme animé: l’étincelle de vie.
Le plus impressionnant, le miracle qui me sidère à chaque fois, c’est qu’en revenant sur la chanson qui a créé cet embryon, on découvre tel refrain, tel vers ou idée qui éclaire d’un jour nouveau la trame qu’on avait commencé à tisser. L’œuvre insuffle un sang frais – toujours aussi pertinent car il est parent de la création littéraire autant que moi – au jeune récit encore fragile. Je réalise alors que cette possibilité avait toujours été présente dans mon être, qu’elle tendait vers le soleil de l’œuvre première, se faufilant le long des choix scénaristiques que j’avais faits. Mon inconscient, relié aux autres (le collectif, celui de l’artiste, et ceux que je n’identifie pas mais dont je sens la présence), a fourni le terreau qu’il fallait, s’assemblant avec ses alter pour parvenir à la composition qui fait de moi un creuset unique – de la même façon que chaque humain l’est –, transmettant le schéma à l’histoire elle-même.
Je suis une grille de cryptage. Je peux choisir de me brancher à telle ou telle source, je peux travailler mon style afin de mériter le cadeau que les vies me font, mais j’ai l’intime conviction que la matière ne m’appartient pas – je lui appartiens, nous tous baignons dedans. Et c’est merveilleux ainsi, c’est exactement ce qui doit être!
Tout cela, je le savais déjà. Alors, quelle est cette nouveauté, cette compréhension récente dont je vous ai parlé?
Pour cela, touchons à un autre thème: les conditions de création. Je n’écris bien que lorsque je suis sereine, heureuse. Par qu’on est ce dont on se nourrit, et que je veux – c’est mon choix en tant qu’individu, en tant qu’être social, en tant qu’artiste – transmettre de l’espoir. Bon, parfois, je me fais plaisir avec un petit récit bien glauque, je le reconnais. Mais je suis partie de très loin dans l’ « anespoir »*. Même si les coups durs ont continué, les choses se sont améliorées avec les années – aussi parce que je me suis battue pour, parce que je l’ai choisi. Et je choisis d’apporter à ceux qui me lisent de l’espoir, sans nier la dureté ni la violence du monde. Pourquoi en rajouter une couche? Ça serait presque criminel.
* « anespoir », avec son « a(n) » privatif = « sans espoir ». Je le différencie du « désespoir » qui est connoté de déprime, dépression.
Je sais que certains auteurs, les « artistes maudits », ne peuvent créer que lorsqu’ils sont malheureux, qu’ils vont mal. Peut-être dans une tentative d’extraire ainsi ce qu’ils ont en eux et qui les rongent? Il s’agit d’un processus que je ne connais pas et j’évite de tirer des conclusions qui seront forcément erronées. Je constate qu’ils parviennent à sublimer ce mal, et c’est une démarche alchimique d’une grande qualité. Ce n’est pas ma voie.
Tout simplement parce que…

« J’ai décidé d’être heureux parce que c’est bon pour la santé. » (Voltaire)
Un peu de légèreté pour dédramatiser tout ça! 😉
Mais voilà la grande révélation. Pour que je puisse « bien » créer, il faut que je sois heureuse. Et dans mes conditions de vie actuelle, dans notre société française, bien connue pour être dépressive et se rouler dans le pessimisme… Bah, ce n’est pas évident. On ne paraît intéressant et profond que du moment qu’on semble torturé et / ou cynique. On méprise les « gentils », les aimables, les doux. Pourtant, on fuit ceux qui sont vraiment malheureux, que le « système » piétine réellement – mais c’est un autre problème, un autre combat, que je n’aborderai pas davantage ici.
Il faut que je sois heureuse. Quel dilemme! Et de quel droit, moi, je serais heureuse?
Déjà, être heureux est une décision, un combat à mener au jour le jour. La lutte se fait contre soi-même, contre les horreurs qu’on a pu nous dire à l’aube de notre vie (à ce sujet, l’article de Jessica, de LivrAddict, tombe au bon moment), contre les coups du sort, contre le regard des autres et leurs propres schémas qui tentent de s’imposer à nous. C’est oser se déconstruire soi-même, perdre ses repères, perdre l’espoir qu’on a chèrement acquis pour partir sur des bases plus saines. En attendant, on souffre. Le complexe du homard n’est pas réservé qu’aux adolescents. Mais, enfant, j’ai su résister. J’ai pleuré, j’allais mal, j’ai souhaité que la souffrance disparaisse, mais le plus important en moi a survécu: je suis encore reliée aux merveilles de la vie – et, honnêtement, je ne sais pas trop comment cette gamine a réussi ce prodige. Sans doute « la Trame » l’a-t-elle aidée, elle qui s’y accrochait si fort.
L’adulte que je suis à présent ne peut faire moins.
Alors, j’affronte l’avis et le regard des autres en flemmardant. Je lis, j’écoute de la musique, je profite, immobile des minutes entières, de la beauté de l’instant sauvage d’un paysage, d’un rayon de soleil doré comme une brioche. Je commence enfin à écouter la voix « libre et sauvage » en moi qui me détourne de mon devoir pour me laisser simplement vivre.
« La vie est un mystère qu’il faut vivre, et non un problème à résoudre. »
Mahatma Gandhi
La joie est un combat. Il faut parfois choisir d’être heureux, violemment, avec ténacité. Il faut parfois s’amputer de la déprime qui commence à nous ronger. Il faut choisir ses cibles, sur lesquelles on va se concentrer pour mettre de côté les hurlements de souffrance du champ de bataille – qui, pourtant, ne cessent de résonner en nous, de nous ordonner d’avoir peur, de fuir. Contrairement à ce qu’on croit, la joie n’est pas passivité. Son aboutissement mène à la sérénité, mais il s’agit du repos du guerrier, après son épuisement dans une lutte invisible, que personne ne connaît ni ne reconnaîtra à part lui-même, et encore…
Et il y a ces fois, nombreuses, où l’on perd la bataille. Le désespoir est plus fort, l’accablement s’installe. Chacun a sa façon de réagir à ces périodes noires de nos existences, mais une des choses importantes est d’accepter qu’elles arrivent, de leur reconnaître le droit d’exister. C’est d’une autre lutte qu’il s’agit, une guérilla, un affrontement d’usure. Conserver ses forces pour l’instant où l’ennemi ouvrira une brèche et où l’on aura recouvré suffisamment de forces pour s’y précipiter.
Parce que la société nous a façonnés de sa violence, être heureux est une guerre.
Je fais le choix de la joie en repoussant les remords, la petite voix qui me dit que je devrais être active, produire. Parce que durant ces longues heures, durant ces journées entières, je sens grandir en moi un nouvel arbre, le réseau vivant d’une histoire, de personnages, des lieux et des épreuves qu’ils affronteront.
Durant tout ce temps, la Trame et moi attendons un enfant. Et il faut croire que je suis de celles que la maternité littéraire épanouissent.
Cette nouvelle façon de vivre que j’entame comporte son lot d’ennuis et de souffrance. Faire plus attention à mon bonheur signifie refuser des choses que j’accordais avant. Comme je l’ai déjà dit, c’est faire passer le devoir après, et donc paraître paresseuse et / ou irresponsable – et même, se sentir paresseuse, flemmarde, avoir peur que mon époux me le reproche. De façon plus générale, j’ai longtemps souffert du rapport à autrui et il m’est toujours difficile de faire totalement fi de leurs opinions. Mieux vaut avoir la (très grande) chance d’être entouré au quotidien de personnes compréhensives.
Enfin, je suis malgré tout une « artiste maudite ». J’ai dû faire le deuil de mon désir d’écrire vite et bien, extirper de moi mon mouvement d’envie face aux nombreuses publications que je vois certains auteurs sortir à tour de bras, dans des maisons toujours plus prestigieuses. J’y travaille encore, car c’est difficile de ne pas se comparer à autrui, de se dire qu’on est moins performant, dans notre société où ladite performance est si importante et l’une des principales valeurs sur lesquelles on juge un individu. Et puis, j’aime mes histoires et je leur souhaite d’être lues par le plus de monde possible – parce que j’y mets une part de vie, ou de « vérité », dedans et que j’ai à cœur de croire que cette part répandra son écho dans l’esprit du lecteur.
Je suis une artiste maudite dans notre société pressée car j’ai décidé de laisser les histoires grandir à leur rythme. Les auteurs qui écrivent plus vite que moi le font aussi sans doute, je ne sais rien là-dessus et je n’en suis pas juge. Je sais juste que chez moi, cela prend du temps: ce qui a de forts risques de refroidir les éditeurs potentiels ; ce qui signifie que malgré tous mes efforts pour faire connaître mes récits autour de moi, j’aurai toujours une longueur de retard. Parce qu’on ne bouscule pas la vie, je serai un peu à la traîne.
Parce que la vie n’est pas linéaire, mais prolifération parfois d’apparence anarchique, il se peut que j’interrompe un travail pour en réaliser un autre. Ainsi ai-je arrêté quelques semaines d’écrire Nuits chthoniennes pour commencer et boucler une novella qui me poussait aux tripes, alors que les Nuits intéressent potentiellement le plus gros éditeur que je n’ai jamais eu. C’est un risque, une peur, la crainte d’être jugée comme « pas sérieuse » par l’éditeur. C’est aussi le sentiment d’être vivante, magnifiquement vivante dans la beauté des nuits où souffle le vent des étoiles.
Aujourd’hui plus que jamais, je veux faire correspondre mes écrits à mon éthique d’existence, dans ce que j’y transmets, dans ce qui coule de moi à travers les sons, les images, dans ma façon de faire venir l’histoire au monde.
« On est ce dont on se nourrit. » Ma vie, toutes ses facettes, mes expériences et mes émotions nourrissent mes récits, et la Trame nous nourrit tous deux, mon œuvre et moi.
Faire le choix de la joie comporte sa part de risques, car il s’agit d’une lutte et tout combat renferme un côté sombre. Mais…

« C’est tellement bon d’être perdue dans la bonne direction. »
Je dédie cet article aux vies qui m’entourent, et en particulier, puisqu’il s’agit d’un post sur Internet, à toutes les vies si lumineuses, si généreuses qui me soutiennent et qui aident ma propre lumière à se maintenir quand les ombres essaient de l’étouffer.
Merci à vous. Vous êtes l’une des sources de nourriture que j’ai choisi de privilégier, que j’ai choisi d’ajouter en abondance dans le tamis alchimique que je forme. « On est ce dont on se nourrit. » Mes histoires auront un petit goût de vous. 🙂
Soyez pour toujours dans la Trame.